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Autor: Pablo Bustelo
Título: La Banque Mondiale et le développement économique des nouveaux pays industriels asiatiques: une
Resumen: Le
succès indéniable des NPI asiatiques a fait l'objet de deux
interprétations successives par la Banque Mondiale. D'abord,
dans les années 80 la Banque s'est rapprochée de la
"nouvelle" orthodoxie néoclassique (Balassa, Krueger,
...) et donc des thèses néolibérales. Dans les années 90, et
surtout à partir de la publication du Rapport sur le
développement dans le monde 1991 et de l'étude Le
miracle de l'Asie orientale (1993), la Banque a commencé à
défendre une approche fondée sur une intervention étatique
favorable au fonctionnement du marché (market-friendly
intervention), ce qui aurait abouti à un nouveau
"consensus" sur le développement.
Dans le cadre de cette communication, on s'attache à mettre en
évidence, en traitant particulièrement de la Corée du Sud et
de Taïwan: (1) les raisons qui expliquent la
"contre-révolution" néoclassique des années 80 ainsi
que ses limites principales; (2) les facteurs de l'apparition de
l'approche favorable au marché des années 90 et (3) les limites
de cette nouvelle thèse, en ce qui concerne ses liens étroits -
mais non reconnus - avec l'orthodoxie néoclassique précédente
et l'absence de fondement empirique de cette interprétation dans
le cas des NPI asiatiques.
Colloque NOUVEAUX DYNAMISMES INDUSTRIELS ET ECONOMIE DU
DEVELOPPEMENT (Grenoble, 20-21
Octobre 1994)
³La Banque Mondiale et le développement économique³
³ des nouveaux pays industriels asiatiques: ³
³ une analyse critique ³
Pablo BUSTELO
Professeur à l'Université Complutense de Madrid
Directeur d'Etudes Economiques
Institut Complutense sur l'Asie
Departamento de Economía Aplicada I
Facultad de Ciencias Económicas y Empresariales
Universidad Complutense de Madrid
Campus de Somosaguas
28223 Madrid (Espagne)
Tel.: (1) 394.24.72
Fax: (1) 394.23.35
Instituto Complutense de Asia
Universidad Complutense de Madrid
Campus de Somosaguas
28223 Madrid (Espagne)
Tel.: (1) 394.24.91
Fax (1) 394.24.88
Résumé: le succès indéniable
des NPI asiatiques a fait l'objet de deux interprétations
successives par la Banque Mondiale. D'abord, dans les années 80
la Banque s'est rapprochée de la "nouvelle" orthodoxie
néoclassique (Balassa, Krueger, ...) et donc des thèses
néolibérales. Dans les années 90, et surtout à partir de la
publication du Rapport sur le développement dans le monde
1991 et de l'étude Le miracle de l'Asie orientale
(1993), la Banque a commencé à défendre une approche fondée
sur une intervention étatique favorable au fonctionnement du
marché (market-friendly intervention), ce qui aurait
abouti à un nouveau "consensus" sur le développement.
Dans le cadre de cette
communication, on s'attache à mettre en évidence, en traitant
particulièrement de la Corée du Sud et de Taïwan: (1) les
raisons qui expliquent la "contre-révolution"
néoclassique des années 80 ainsi que ses limites principales;
(2) les facteurs de l'apparition de l'approche favorable au
marché des années 90 et (3) les limites de cette nouvelle
thèse, en ce qui concerne ses liens étroits - mais non reconnus
- avec l'orthodoxie néoclassique précédente et l'absence de
fondement empirique de cette interprétation dans le cas des NPI
asiatiques.
1. Introduction
Pendant les deux dernières
décennies les thèses officielles de la Banque Mondiale sur le
développement économique du Tiers Monde ont connu deux points
d'inflexion. Vers la fin des années 70, la Banque Mondiale a
abandonné son approche "sociale" (fondée sur la lutte
contre la pauvreté, notamment lors de la première présidence
de R. S. McNamara) et s'est mise à la tête de la
contre-révolution néoclassique dans les études du
développement, une involution théorique de type néolibéral:
toutes les solutions passaient par le retrait drastique de
l'Etat. Plus récemment (fin des années 80), la Banque a de
nouveau "changé" d'avis: elle a commencé à défendre
une approche "favorable au marché" (market-friendly
approach), selon laquelle l'Etat devrait intervenir pour
appuyer le fonctionnement du marché, une thèse bien sûr moins
libérale que la précédante mais presque aussi discutable,
malgré son aspiration à être le résultat d'un
"consensus" bien répandu.
Cette communication s'attache à
mettre en évidence les contenus, les causes et les limites
principales de ces deux approches successives. Plus
particulièrement, on essait de montrer que le nouveau
"consensus" sur le développpement est beaucoup plus
apparent que réel. D'une part, il n'a pas supposé un changement
de paradigme par rapport à l'orthodoxie des années 80, ce qui a
fait que de nombreux économistes soient ouvertement critiques à
son égard. D'autre part, la "nouvelle" thèse de la
Banque Mondiale est soumise à de fortes discussions portant
aussi sur son interprétation du succès de certaines économies
asiatiques, dont l'expérience confirmerait, selon un rapport de
1993, le bien-fondé de l'approche "favorable au
marché".
2. La contre-révolution
néoclassique des années 80
Dès le début des années 80 les thèses d'importants économistes néoclassiques (Béla Balassa, Anne O. Krueger, Deepak Lal, Ian Little, etc.) sont devenues la nouvelle orthodoxie sur le développement [TOYE, 1987]. Les Rapports annuels de la Banque Mondiale (notamment ceux de 1983 et 1987) ont recueuilli les théories principales de la contre-révolution néoclassique (CRN):
a) l'idée de l'efficacité du marché comme méchanisme d'allocation des resources, liée à la critique aux distortions (les coûts nets en matière de bien-être) provoquées par l'intervention de l'Etat dans l'activité économique: le marché, même imparfait, serait beaucoup plus efficace que des gouvernements corrompus ou incompétents;
b) l'importance des avantages
rapportés par une participation étroite au commerce
international, selon un régime commercial libéral et un
système neutre d'incentivations, une idée qui est née des
critiques à l'industrialisation par substitution d'importations
(ISI), stratégie qui provoquait notamment un biais défavorable
aux exportations.
Les facteurs principaux de
l'apparition de la CRN peuvent être résumés de la façon
suivante [BUSTELO, 1994a]: réduction de l'influence du
Tiers Monde dans l'économie internationale, suite à la chute
des cours des produits primaires; crise de la théorie
économique keynésienne, confrontée à une récession d'offre;
arrivée de partis conservateurs au pouvoir (Thatcher, Reagan,
Kohl, ...), ce qui a modifié les attitudes des dirigeants du
Fonds Monétaire International (FMI) et de la Banque Mondiale;
crise de la dette du Tiers Monde, ce qui a obligé de nombreux
pays (surtout de l'Amérique Latine) à s'approcher de ces deux
institutions; difficultés trouvées par les modèles étatiques
de développement de l'industrie lourde (Algérie, Inde, Irak,
etc..) et succès du mouvement vers le marché de la Chine;
réaction théorique contre l'optimisme de l'economie
traditionnelle du développement et contre le catastrophisme des
analyses radicales, comme conséquence de la perpétuation des
pays moins avancés (PMA) et de l'irruption des nouveaux pays
industriels (NPI); finalement, l'interprétation arbitraire de la
réussite des NPI asiatiques, que des economistes néoclassiques
(surtout Lal ou Little, mais aussi Balassa, Krueger ou Westphal),
ont attribué à tort à la libéralisation commerciale et à un
Etat minimal.
Les limites de cette approche ont été exposées à maintes reprises. Du point de vue théorique, les nombreux cas de défaillance ou d'échec du marché (market failures) n'ont pas été pris en compte. En plus, la théorie économique a commencé à reconnaître l'efficacité de la protection (la politique commerciale stratégique de Krugman, Brander et Spencer, etc.). Du point de vue empirique, il est devenu de plus en plus évident que les politiques industrielles et la protection du marché intérieur ont été à la base des réussites asiatiques [BUSTELO, 1992; 1994b; 1994c]. En Corée du Sud et à Taiwan, l'Etat est intervenu dans le système banquaire et l'allocation des crédits, la subvention aux exportations, le contrôle de l'investissement direct étranger, l'importation de technologie, les entreprises publiques, etc. [BRASSEUL, 1993: 99-102]; en outre, la stratégie d'industrialisation de la Corée du Sud et de Taïwan a reposé sur le recours systématique à la protection [voir LUEDDE-NEURATH, 1986; WADE, 1990], ce qui leur a permis (1) de soutenir les industries naissantes; (2) de préserver le développement initial des branches exportatrices; (3) de favoriser la compétititivité internationale de la production et (4) de diversifier le tissu industriel selon une stratégie de remontée des filières particulièrement efficace [voir sur ce point JUDET, 1986; COURLET, 1990].
3. Le nouveau
"consensus" sur le développement et Le
Miracle de l'Asie orientale
Un certain revirement des positions néoclassiques de la Banque Mondiale s'est produit à la fin des années 80. Deux raisons principales expliquent ce retournement [BUSTELO, 1994d]: (a) les mauvais résultats des politiques orthodoxes (d'ajustement structurel) menées dans la plupart des pays du Tiers Monde dans les années 80: la "décennie perdue" pour l'Amérique Latine et l'Afrique (tableau 1) et (b) les critiques reçues par la thèse traditionnelle néolibérale de la Banque Mondiale sur le succès des NPI asiatiques, particulièrement par des auteurs comme Alice Amsden, Robert Wade ou Ajit Singh [AMSDEN, 1989; WADE, 1990; SINGH, 1992] ou, en France, Pierre Judet, Jean-Raphaël Chaponnière ou Michel Vernières [CHAPONNIERE et JUDET, 1992; VERNIERES, 1991], qui ont bien montré que les Etats de la Corée du Sud et de Taïwan
"ont non seulement protégé
leur production nationale, mais n'ont pas hésité à manipuler
les prix afin de favoriser les investissements dans les secteurs
qu'ils estimaient prioritaires et stratégiques" [JUDET,
1992: 323].
TABLEAU 1. TAUX DE CROISSANCE ANNUELS MOYENS DU REVENU PAR HABITANT, 1970-80 et 1980-90
ÚÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄ¿
³ 1970-80 1980-90 ³
³ ³
³Moyen-Orient et Afrique du Nord 3,1 -2,5 ³
³Afrique au sud du Sahara 0,9 -0,9 ³
³Amérique Latine 3,1 -0,5 ³
³Extrême-Orient 4,6 6,3 ³
³Asie du Sud 1,1 3,1 ³
³ ³
³Moyenne du Tiers Monde 3,7 2,2 ³
³Moyenne des pays développés 2,4 2,4 ³
ÃÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄ´
³Source: Banque Mondiale, Global Economic Prospects and ³
³the Developing Countries 1992, Washington DC, 1992, ta- ³
³bleau 1, p. 2. ³
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Le Rapport sur le
développement dans le monde 1991 a été consacré à ce
nouveau "consensus" sur le développement, fondé sur
une "approche amicale au marché" (market-friendly
approach). Selon cette "nouvelle" thèse de la
Banque Mondiale, l'intervention de l'Etat est admissible
uniquement si elle permet au marché de fonctionner, c'est à
dire, si Etat et marché travaillent à l'unison: l'Etat devrait
soutenir, et non supplanter, le fonctionnement du marché. L'Etat
devrait agir avec le marché et non contre lui. Il
est bien possible que cette thèse de la Banque Mondiale soit
redevable aux études consacrées à certains pays
d'Extrême-Orient (Japon, Corée, Taïwan) de Chalmers Johnson
sur la planification qui "soutient" le marché (market-sustaining
plannning) [JOHNSON, 1987], de Wade sur la synérgie
entre Etat et marché (selon laquelle l'Etat aurait
"gouverné" le marché) [WADE, 1990; 1992] ou de
Sharma sur l'intervention "promotrice" du marché (market-promoting
intervention) [SHARMA, 1993].
En particulier, la nouvelle
approche de la Banque Mondiale admet la nécessité de politiques
étatiques délibérées pour (a) maintenir la stabilité
macroéconomique; (b) créer un evironnement compétitif pour les
entreprises; (c) effectuer des investissements en capital
physique (infrastructures) et humain (santé et éducation) et
(d) favoriser le développement institutionnel [BANQUE
MONDIALE, 1991; SUMMERS et THOMAS, 1993].
Le rapport de la Banque Mondiale
sur les "économies asiatiques de haut rendement" (le
Japon, les quatre NPI - Corée du Sud, Taïwan, Hong-kong et
Singapour -, la Malaisie, la Thaïlande et l'Indonésie) est paru
fin 1993 [BANQUE MONDIALE, 1993]. C'est, paraît-il, le
Japon qui a proposé et même financé en partie cette recherche,
puisque la plupart des économistes japonais pensaient que les
recettes de la Banque Mondiale étaient trop simplistes, que
l'expérience japonaise méritait d'être étudiée avec plus de
détail (car elle pourrai servir de modèle pour d'autres pays)
et que la protection sélective et la politique industrielle
stratégique pourraient être justifiées dans le Tiers Monde [PROWSE,
1993].
Dans cette étude, la Banque
Mondiale reconnait pour la première fois que l'intervention de
l'Etat a été importante en Asie orientale, que cette
intervention n'a pas nui à la croissance et que, bien au
contraire, elle aurait produit une croissance plus élevée et
égalitaire que celle à laquelle on aurait assisté en absence
d'intervention [BANQUE MONDIALE, 1993: 5-6].
Cependant, et bien que ce soit une
analyse différente de celle que la Banque Mondiale avait
défendu dans le passé, cette intervention de l'Etat aurait
été market friendly. La politique industrielle aurait
été efficace simplement parce qu'elle aurait agi avec le
marché [SINGH, 1994]. Il s'agirait donc d'une troisième
voie entre la vision néoclassique conventionnelle (absence
d'intervention) et la thèse "révisioniste" (selon
laquelle l'Etat aurait intervenu pour dénaturer
systématiquement les prix afin d'accélérer la croissance et le
cathing-up technologique) [BANQUE MONDIALE, 1993: 82-4].
La nouvelle thèse de la Banque
Mondiale doit être considerée avec précaution. Premièrement,
elle n'a pas provoqué une rupture avec le paradigme
néoclassique: ce n'est qu'un raffinnement artificiel ou une
prolongation de l'orthodoxie, et elle n'a donc pas suscité le
"consensus" prétendu. Ensuite, et surtout, elle n'a
pas de fondement empirique au moins dans le cas des principaux
NPI asiatiques (Corée du Sud et Taïwan) [AMSDEN, 1994].
Le rapport est principalement "un essai échoué de
défendre l'approche néoclassique d'explication du succès des
economies d'Asie de l'Est" [KWON, 1994: 643]; il
poursuit tout simplement de "réaffirmer le système
officiel de croyances de la Banque Mondiale" [YANAGIHARA,
1994: 670]. En outre, le rapport suggère l'existence d'un seul
et unique modèle de développement en Asie de l'Est et du
Sud-Est. Il est donc incapable de présenter nettement les
grandes différences entre le Japon et les NPI et, surtout, entre
les NPI et les candidats à la semi-industrialisation
(Malaisie, Thaïlande, etc.) [PERKINS, 1994], qui ont des
traits différents: ressources naturelles, plus abondantes dans
les pays de l'ANSEA que dans les NPI; poids relatif de
l'investissement direct étranger, plus important en Malaisie
qu'en Corée (tableau 2), et le rôle de l'Etat, beaucoup moins
interventionniste en Thaïlande [GARIN, 1993] qu'à
Taïwan.
TABLEAU 2. POIDS RELATIF DE L'INVESTISSEMENT DIRECT ETRANGER (POURCENTAGE DE L'INVESTISSEMENT INTERIEUR BRUT), 1992
ÚÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄ¿
³ Japon 0,2 Malaisie 22,9 ³
³ Corée du Sud 1,0 (1991) Thaïlande 4,8 ³
³ Taïwan nd Indonésie 4,1 ³
³ Hong-kong 7,0 Philippines 1,9 ³
³ Singapour 30,0 ³
³ Rappel: France 8,4 Brésil 2,1 ³
³ Espagne 6,1 Méxique 6,9 ³
ÃÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄ´
³Sources: Banque Mondiale, Global Economic Prospects and ³
³the Developing Countries 1994 et 1993, Washington DC, ³
³tableau 3 de l'annexe statistique. ³
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En général, les NPI (les late-late
comers de Hirschman) ont fondé leur industrialisation, non
sur l'invention et l'innovation technologiques, comme les first
joiners et les late comers de la première et
deuxième révolutions industrielles, mais sur l'apprentissage,
ce qui a rendu nécessaire une intervention plus poussée de
l'Etat. Par exemple, dans les années soixante l'industrie
textile coréenne était incapable, même avec le renfort de
grandes dévaluations de la monnaie, d'être compétitive avec
les produits japonais, simplement parce que la différence des
salaires était moins importante que celle des productivités du
travail. Cela avait été de même dans les années trente,
lorsque le Japon avait réussi à concurrencer efficacement
l'industrie textile du Lancashire, grâce, non à des bas
salaires, mais à une meilleure productivité. De telle sorte que
l'intervention de l'Etat - pour "créer" une industrie
compétitive - a été plus importante dans les NPI que dans les late
comers étudiés par Gerschenkron.
Dans les années 60 en Corée du Sud et à Taïwan, le méchanisme du marché était incapable de déclencher une industrialisation soutenue [AMSDEN, 1992: 59]. Le problème n'était pas simplement celui d'un disfonctionnement du marché (market failure), car l'impossibilité d'être compétitif malgré les bas salaires démontrait que le marché, même fonctionnant correctement, était incapable de stimuler l'industrialisation:
"en réalité, les pays de
l'industrialisation tardive [du XXème siècle] ont disposé de
meilleures conditions de transfert de technologie et de plus
grandes pressions à la baisse des salaires que les pays des
révolutions industrielles antérieures. Cependant, il leur
était extrèmement difficile de s'industrialiser, précisément
parce que les marchés fonctionnaient bien et non mal" [AMSDEN,
1992: 59].
L'intervention de l'Etat en Corée
du Sud et à Taïwan s'est fondée donc, non sur un activité
passive de résolution des disfonctionnements du marché, mais
sur une stratégie active de fixer "incorrectement" les
prix (to get prices wrong), c'est à dire, sur une
politique dirigée à "dénaturer délibérément les prix
afin de stimuler l'investissement et le commerce extérieur"
[AMSDEN, 1992: 53]. Ce fut en conséquence une stratégie
qui, loin d'harmoniser avec le marché, s'est axée sur une
intervention délibérée pour altérer les prix relatifs et
modifier le méchanisme du marché. L'Etat n'a pas
"gouverné" le marché, thèse de la Banque Mondiale [1993]
et de Wade [1990], mais il l'a plutôt
"dénaturé" ou "réprimé". En plus, cette
répression a conduit à une croissance rapide et soutenue, à de
profondes transformations structurelles et à une hausse
considérable du niveau et de la qualité de vie de la
population.
En somme, à différence de
l'interprétation de la Banque Mondiale, l'expérience des NPI
asiatiques suggère qu'il y a eu une dénaturalisation
délibérée des prix et que cette distorsion a exercé des
effets positifs [LALL, 1994: 650]. Quelques exemples, dans
le cas de la Corée, sont les suivants: (a) des salaires fixés
à un niveau plus bas encore que celui d'équilibre ou de
marché, pour cause de la répression politique et syndicale et
de l'exclusion du mouvement ouvrier; (b) des taux d'interêt
manipulés de sorte que certains secteurs ont disposé de
crédits préférentiels; (c) des prix de vente sur le marché
interne particulièrement hauts, grâce à la protection de
l'industrie nationale, ce qui a permis aux entreprises d'obtenir
des bénefices extraordinaires sur le marché intérieur et (d)
des prix d'exportation bas, suite à cette discrimination des
prix et à l'existence d'un système particulièrement efficace
de stimulation des exportations.
Toutes ces subventions étaient
bien sûr non permanentes, c'est à dire allouées en échange
d'un accomplissement rigoureux de certains objectifs de
performance (d'efficacité, d'exportation, de production, etc.)
fixés par le gouvernement, ce qui est naturellement "une
condition nécessaire pour que les prix incorrects débouchent
sur un développement industriel réussi" [AMSDEN, 1992:
70].
En somme, la stratégie favorable
au marché n'a pas de fondement empirique dans le cas des NPI
asiatiques, du moins en ce qui concerne l'existence d'un
environnement fondé sur le fonctionnement libre du marché et
donc celle d'une intervention étatique respectueuse par rapport
à ce dernier. Bien sûr, les autres aspects de l'interprétation
de la Banque Mondiale se sont réalisés: les grands
investissements en capital humain et physique, la stabilité
macroéconomique et le développement des institutions.
4. Conclusions
L'étude de la Banque Mondiale sur
l'Asie orientale a essayé vainement de défendre une approche
néoclassique "moderée". Cette approche favorable au
marché n'a pas supposé une rupture de paradigme par rapport à
l'orthodoxie traditionnelle. En outre, elle n'a pas de fondement
empirique dans le cas des NPI asiatiques.
Confrontée à l'expérience de
ces derniers, la Banque Mondiale, comme King Kong face à
Godzilla [RODRIK, 1994], emérge sanglante et bafouée
mais aussi comme un vainqueur auto-déclaré. Cependant, la
revanche de Godzilla est assurée. Dans les NPI l'Etat est
intervenu, non pour assurer le fonctionnement sans entraves du
marché, mais pour dénaturer ou manipuler délibérement les
prix. Cette intervention non favorable au marché explique
en grande partie leur succès.
Aprés le romantisme du marché
des années 80, dont les conséquences ont été catastrophiques
pour de nombreux pays du Sud et de l'Est, il est temps de
réhabiliter, sous l'inspiration des expériences asiatiques, le
"rôle de l'Etat développeur" [JUDET, 1992] et
de reconnaître le "retour de l'Etat" [BAUBY, 1991],
aussi dans les pays développés.
Bien entendu, les recherches sur
les relations Etat-marché (une des questions les plus
importantes posées par l'économie du développement) doivent se
poursuivre. L'étude de la Banque Mondiale sur l'Asie orientale
n'est assurèmment pas le dernier mot sur cette question. Bien au
contraire, ce rapport n'est qu'une simple borne, malheuresement
mal placée.
ÚÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄÄ¿
³BIBLIOGRAPHIE³
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Fecha de actualización: 07/08/98