EXAMEN
"Je dirai peu de chose de cette Pièce: c'est une galanterie extravagante qui
a tant d'irrégularités qu'elle ne vaut pas la peine de la considérer, bien que la nouveauté de ce
caprice en ait rendu le succès assez favorable pour ne me repentir pas d'y avoir perdu quelque
temps. Le premier Acte ne semble qu'un Prologue; les trois suivants forment une pièce que je
ne sais comment nommer: le succès en est Tragique; Adraste y est tué, et Clindor en péril de mort;
mais le style et les personnages sont entièrement de la Comédie. Il y en a de même un qui n'a
d'être que dans l'imagination, inventé exprès pour faire rire,
et dont il ne se trouve point d'original parmi les hommes. C'est un Capitan qui soutient assez son
caractère de fanfaron pour se permettre de croire qu'on en trouvera peu, dans quelque Langue que
ce soit, qui s'en acquittent mieux. L'action n'y est pas complète, puisqu'on ne sait, à la fin
du quatrième Acte qui la termine, ce qui deviennet les principaux Acteurs,
et qu'ils se dérobent plutôt au péril qu'ils n'en triomphent. Le lieu y est assez régulier,
mais l'unité de jour n'y est pas observée. Le cinquième est une Tragédie assez courte pour
n'avoir pas la juste grandeur que demande Aristote et que j'ai tâché d'expliquer. Clindor et
Isabelle, étant devenus Comédiens sans qu'on le sache, y représentent une histoire qui a
du rapport avec la leur, et semble en être la suite. Quelques uns ont attribué cette conformité
à un manque d'invention, mais c'est un Trait d'art pour mieux abuser par une fausse mort le
père de Clindor qui les regarde, et rendre son retour de la douleur
à la joie plus surprenant et plus agréable.
Tout cela cousu ensemble fait une Comédie dont l'action n'a pour
durée que celle de la représentation,
mais sur quoi il ne serait pas sûr de prendre exemple. Les caprices de cette nature ne se
hasardent qu'une fois; et quand l'original aurait passé pour merveilleux, la copie n'en peut
jamais rien valoir. Le style semble assez proportionné aux matières, si ce n'est que Lyse,
en la sixième Scène du troisième Acte, semble s'élever un peu trop au dessus du caractère de
Servante. Ces deux vers d'Horace lui serviront d'excuse, aussi bien qu'au père du Menteur,
quand il se met en colère contre son fils au cinquième:
Interdum tamen et vocem comoedia tollit,
Iratusque Chremes tumido delitigat ore.
Je ne m'étendrai pas davantage sur ce Poème. Tout irrégulier qu'il est, il faut qu'il ait
quelque mérite, puisqu'il a surmonté l'injure des temps, et qu'il paraît encore sur nos
Théâtres, bien qu'il y ait plus de trente années qu'il est au Monde, et qu'une si longue
révolution en ait enseveli beaucoup sous la poussière, qui semblaient avoir plus de droit
que lui de prétendre à une si heureuse durée."
Pierre Corneille, Oeuvres complètes, Tome I, Paris, Gallimard, 1987 (pp. 614-615)
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