clac 8/2001
Laurent Filliettaz
Université de Genève
Laurent.Filliettaz@lettres.unige.ch
1. Décrire
l'hétérogénéité compositionnelle du discours
De la critique littéraire (Genette 1972) à la tradition philosophique
(Ricoeur 1986), de la linguistique textuelle (Benveniste 1966, Weinrich 1973) à
la sémantique formelle (Lascarides
& Asher 1993), de l’ethnométhodologie (Sacks 1992, Gülich &
Quasthoff 1986) à la sociolinguistique (Labov 1978), rares sont les
sous-domaines des sciences du langage à n’avoir pas recouru à des entités
notionnelles telles la narration, la description, l'explication, l'information,
l'argumentation, la délibération, etc. Si ces catégories ont
donné lieu à des prises en charge théoriques variables, voire même divergentes,
la constance et la transversalité d'un tel questionnement répond à une réalité
empirique incontestable : aussi bien à l'oral qu'à l'écrit, les productions
discursives ne se ramènent pas à la manifestation d'un type de discours unique, mais elles articulent une pluralité de
segments, qui relèvent de types distincts, et qui se combinent selon des
modalités variables. Dès lors, rendre compte des modalités d'une telle
combinaison revient à étudier la complexité de l'organisation du discours selon
un point de vue particulier, celui de son hétérogénéité
compositionnelle.
A l'évidence, la tradition francophone d'analyse du discours (Maingueneau
1990, Adam 1992, Bronckart 1997, Roulet, Filliettaz & Grobet 2001) n'est
pas restée sans réponses face aux enjeux d'une telle problématique. Outre de
multiples propositions relatives au classement des types de discours, ses
apports théoriques et méthodologiques à la problématique de l'hétérogénéité
compositionnelle sont nombreux. En combinant une étude centrée sur
l'architecture interne des textes avec un questionnement d'ordre situationnel,
les analystes du discours soulignent par exemple la complexité des systèmes
d'information impliqués dans la question de l'hétérogénéité compositionnelle,
et ils contribuent ainsi à mieux distinguer la notion de type de discours (Diskustypen) de celle de genre de textes (Texstsorten). Plus particulièrement, ils montrent
que si les genres de textes renvoient
aux conditions de production du discours et aux attentes typifiantes qui
caractérisent un ensemble potentiellement illimité d'activités langagières
attestées dans une collectivité à une époque donnée (ex : la fable,
l'autobiographie, le roman, le conte, etc.), les types de discours désignent un nombre fini, stable, récurrent et
clairement identifiable de modalités de mise en texte qui contribuent à
l'organisation des “infrastructures” (ex : narration, description,
délibération, etc.).
De cette évocation sommaire de quelques-unes des contributions à l'analyse
des productions langagières, on retiendra que la notion de type de discours occupe une place de choix dans les travaux
consacrés à la description des structures discursives. Parce qu'elle constitue
une condition nécessaire à l'étude de l'hétérogénéité compositionnelle du
discours, elle apparaît comme un passage obligé dans la description de
l'organisation du discours et mérite donc une attention particulière. C'est
pourquoi les paragraphes suivants seront consacrés à la présentation d'une
typologie discursive (2.), ainsi qu'à quelques remarques générales relatives à
la place d'un tel instrument d'analyse dans un modèle de l'organisation du
discours (3.).
2. Identifier,
définir et classer les types de discours
Contrairement aux genres (ex:
fable, nouvelle, conte, roman, etc.), dont le classement obéit à une multitude
de critères hétérogènes et débouche sur une infinité de catégories en
perpétuelle évolution, les types de
discours (ex : narration, description, délibération) se distribuent dans
un nombre restreint de catégories, qui rendent pleinement légitime une démarche
typologique. Cependant, le classement des types discursifs pose aux théories
linguistiques d'importantes difficultés, qui expliquent à n'en pas douter la
multiplicité des tentatives dont il a fait l'objet, et ce depuis plusieurs
décennies.
Au plan empirique par exemple,
la constitution d’une typologie est nécessairement confrontée à la remarquable
diversité des productions langagières attestées. En effet, les types discursifs
présentent, selon le cotexte et le contexte dans lequel ils apparaissent, des
propriétés extrêmement variables, et ils peuvent se manifester sous des formes
sémiotiques multiples (Filliettaz & Grobet 1999 : 239ss). Se pose
alors la question de savoir comment, à partir de l'infinie diversité des
réalités empiriques, on parvient à extraire les principes stables et récurrents
qui sont à la base des infrastructures textuelles ?
Mais cette question renvoie à un problème théorique plus général, et qui porte sur la nature des informations
que doit solliciter le linguiste afin de constituer une typologie discursive.
Comme en témoigne l’évolution de la recherche dans ce domaine, plusieurs
critères définitoires sont envisageables. Dans la lignée de Benveniste (1966)
et de Weinrich (1973), on a par exemple longtemps cherché à fonder les types de
discours sur des catégories lexico-sémantiques, et plus particulièrement sur
des configurations aspecto-temporelles (Roulet 1991: 125). Mais de telles
approches se sont rapidement trouvées confrontées à d’importantes limites.
Largement dépendants des langues particulières, et surtout fortement influencés
par les genres d’activités langagières, les critères lexico-sémantiques
constituent de bons indicateurs statistiques des types de discours, mais ils
s’avèrent tantôt trop restrictifs, tantôt trop généraux pour fonder une
typologie discursive empiriquement valide (voir Filliettaz & Grobet 1999,
Grobet & Filliettaz 2000).
C’est sans doute ce qui explique les efforts pour définir les types de
discours à partir d’entités prélangagières. On trouve par exemple chez Fayol
(1985) une tentative intéressante de décrire les récits au moyen d’une
structure cognitive stéréotypée basée sur des schémas ou des scripts dont la
portée excède largement le cadre spécifique des activités langagières particulières.
On trouve également chez Adam (1992) une définition explicite d’un nombre fini
de “prototypes séquentiels”, distincts du point de vue de leur
“superstructure”. Enfin, on trouve chez Bronckart (1997 : 151-167) une
typologie basée sur quatre “architypes psychologiques”, dérivés d’un nombre
restreint d’opérations mentales portant sur les coordonnées mondaines ainsi que
sur les instances d’agentivité. Bien que sensiblement différentes, et à
certains égards incompatibles, ces tentatives typologiques partagent néanmoins
un certain nombre de propriétés communes qu’il est important d’expliciter.
Elles reposent premièrement sur des catégories cognitives prélangagières qui
mobilisent des informations d'ordre référentiel, c'est-à-dire des informations
qui portent sur les rapports que le discours entretient avec le/les monde(s)
qu'il représente. Et elles admettent toutes, d’une manière ou d’une autre, que
les locuteurs disposent de ressources psychologiques typifiées à partir
desquelles ils interprètent et produisent des séquences discursives
particulières.
Cependant, même si elles offrent l’avantage de situer la réflexion typologique
à un niveau à la fois trans-sémiotique et non déterminé contextuellement, ces
approches prélangagières ne saisissent que partiellement les spécificités des
types discursifs. Comme l’a bien montré Roulet (1989 : 119), les notions
de “superstructure” (Adam 1992) ou de “schéma” (Fayol 1985) portent aussi bien
sur des unités discursives que sur des événements non langagiers, et elles
caractérisent un mode d’analyse indépendant de toute forme de textualisation.
Or, définir des types de discours consiste non seulement à expliciter des
opérations psychologiques générales sur lesquelles se fondent des catégories
prélangagières, mais encore à mettre en évidence les principes qui ancrent
celles-ci dans des unités spécifiquement discursives.
En définitive, il apparaît donc que la notion de type de discours ne se
ramène pas à une entité théorique élémentaire, mais qu’une pluralité de
systèmes d'informations sont impliqués dans sa définition. C’est du moins ce
qu'ont récemment cherché à établir les travaux genevois (Roulet, Filliettaz
& Grobet : chap. 11), dont l'approche modulaire adopte une typologie qui
présente l'avantage de confirmer l'importance des catégories cognitives sans
pour autant minimiser le rôle structurant des configurations textuelles. C'est
cette typologie que nous présenterons sommairement ci-dessous, et qui s'articule
autour des trois types de discours que sont la narration (2.1.), la description
(2.2.) et la délibération (2.3.).
2.1. La narration
Parmi l’ensemble des catégories impliquées dans la description des infrastructures
textuelles, la notion de narration constitue incontestablement celle qui a fait
l’objet du plus grand nombre d’investigations. Pour sa part, le modèle
modulaire genevois propose de définir le discours narratif comme un segment
textuel monologique ayant pour propriété de désigner une pluralité d’événements
disjoints du monde ordinaire dans lequel prend place le procès de la
communication. Plus spécifiquement, ce type de discours repose sur les
principes sous-jacents à la construction des unités de discours monologiques
que sont les interventions (voir
Roulet, Filliettaz & Grobet : chap. 3), et sur deux principes référentiels
qu’il importe d’expliciter davantage : a) celui de la disjonction des mondes et b) celui de “chaîne événementielle culminative” ou d’”histoire”.
Un des mérites des travaux de Bronckart (1997) est d’avoir étudié de
manière approfondie les multiples modalités de mise en relation entre les
coordonnées formelles du monde ordinaire et celles propres à l’univers du
discours. Dans cette perspective, il apparaît que la narration se singularise
par la disjonction qu’elle opère entre ces deux niveaux de référence.
Conventionnellement, le discours narratif conduit en effet à la création d’un
monde discursif spatio-temporellement et logiquement disjoint du monde
ordinaire dans lequel prend place l’action langagière : les événements qui
s’y trouvent représentés prennent nécessairement place dans un univers de
référence “autre” que celui dans lequel se déroule le procès de récapitulation.
Ce principe de disjonction des mondes ne doit pas être assimilé à la notion de
“fiction”, et il ne porte pas spécifiquement sur la récapitulation de faits
passés. On peut tout aussi bien représenter dans un discours narratif un monde
dont les coordonnées temporelles sont postérieures à celles du monde ordinaire,
et, comme en atteste la fréquence des narrations dans la vie quotidienne, on
procède en permanence à l’évocation d’événements référentiellement disjoints,
sans pour autant assigner un caractère fictif à ces derniers.
Pourtant, s’il offre l’avantage d’expliciter le fait que tout discours
narratif implique un “procès de récapitulation”, le principe de disjonction des
mondes s’avère à certains égards sous-spécifié et ne rend pas compte de
l’ensemble des propriétés référentielles de la narration. Force est de
constater par exemple que certaines configurations sémiotiques, comme par
exemple les “comptes rendus” (reports)
ou les “mentions” (statments) (Gülich
& Quasthoff 1986), opèrent une disjonction de leurs univers référentiels,
mais sans pour autant constituer de véritables narrations.
C’est pourquoi, en dépit des réserves qu’une telle tentative a pu susciter
(Bronckart 1997), il importe de spécifier davantage les conditions
référentielles d’émergence de la narration, en précisant la nature du procès
désigné par ce type de discours. En effet, rares sont les travaux portant sur
le discours narratif qui n’évoquent pas les notions de progression temporelle, de transformation
d’états, de nouement et dénouement
ou encore d’organisation événementielle
causalement ordonnée (voir notamment Fayol 1985, Adam 1992 et 1994). Bien
que centrées sur des aspects variés de l’organisation des narrations, ces
propriétés convergent vers l’hypothèse selon laquelle les diverses formes
d’expression de la narrativité s’organisent minimalement autour d’une histoire
et que, plus spécifiquement, elles désignent un ensemble d’états et
d’événements qui s’articulent dans une chaîne minimalement culminative. C’est
pourquoi on peut considérer en définitive que les jugements empiriques des
locuteurs relatifs à la narration se fondent, du moins en partie, sur une
représentation praxéologique spécifique, celle d’une histoire typifiée :
Figure 1 : Représentation
praxéologique d’une histoire
La représentation praxéologique ci-dessus renvoie clairement à des informations
de nature référentielle. Le parcours qu’elle propose traduit l’idée d’une
transformation temporellement et causalement ordonnée, qu’on trouve
explicitement mentionnée chez plusieurs auteurs, et notamment chez Adam (1992),
sous la forme d’un “schéma quinaire”. Quant à l’évocation d’une complication, d’une réaction et d’une résolution, elle traduit la nécessaire
“mise en intrigue” des événements disjoints qui font l’objet de la récapitulation.
On doit en effet considérer que si les expressions narratives évoquent des
chaînes événementielles, celles-ci ne prennent pas place dans une simple
organisation chronologique linéaire, mais s’articulent dans un effet de
culmination lié à l’émergence d’un double mouvement de nouement et de dénouement.
Parfois considérée comme trop contraignante, cette propriété constitue
néanmoins une condition récurrente dans un grand nombre de modèles du
récit : déjà présent chez Propp, à travers les épisodes de provocation, de réaction et de sanction,
cet effet de culmination est longuement commenté par Adam (1994 : 104). On
en trouve même des traces dans le modèle labovien, dans la mesure où les étapes
narratives qu’il distingue présupposent minimalement une tension entre des
événements déclencheurs et des événements conclusifs (Labov 1978 : 306).
Comprise littéralement, une telle condition ne manquerait pas d’apparaître
comme réductrice face à l’infinie diversité des discours narratifs possibles.
Cependant, si la notion d’histoire
fonctionne comme un principe définitoire théoriquement valide, c’est parce
qu’elle présente une forme de flexibilité indispensable à la définition des
types de discours. Cette flexibilité se manifeste premièrement dans le
caractère typifiant d’une telle représentation, qui ne doit être confondue ni
avec des “scripts” planifiants, ni avec des “règles” à caractère déterministe,
mais qui peut donner lieu, selon les situations, à des occurrences multiples et
négociées. Et cette flexibilité se manifeste également à travers les principes
de récursivité qui garantissent à la représentation praxéologique de l’histoire
une grande diversité de réalisations effectives. Comme indiqué par les flèches,
ceux-ci portent d’une part sur la potentielle multiplication linéaire des
épisodes de réaction, et d’autre
part sur la dérivation possible de chacun des épisodes de l’intrigue, sous la
forme d’histoires enchâssées.
2.2. La description
Contrairement à la narration, dont le statut typologique est rarement remis
en question, le discours descriptif a donné lieu à d’incessantes controverses
et a fait l’objet de traitements variés chez les auteurs qui s’y sont
intéressés. A en croire les travaux francophones qui lui sont consacrés (Hamon
1993, Adam & Petitjean 1989, Adam 1992 et 1993), on doit cette controverse
d’une part à l’apparent manque de construction que présente ce type de
discours, et d’autre part à son statut souvent subordonné au plan textuel.
Pourtant, comme l’a clairement montré Adam (1993 : 114-115), la
description est loin de se ramener à un ensemble désordonné de propositions,
mais elle repose en réalité sur une “procédure de hiérarchisation très
stricte”, régie par un nombre restreint d’opérations que sont l’ancrage (a), l’aspectualisation (b), la mise
en relation (c) et la thématisation
(d) :
a. Parce que toute description porte sur une entité référentielle déterminée, elle s’ancre minimalement dans un “thème-titre”. Cette opération d’ancrage est essentielle, puisqu’elle garantit au discours descriptif sa cohérence, et fonde en quelque sorte son “horizon d’attente”. Outre l’évocation cataphorique du thème-titre, plusieurs modalités d’ancrage peuvent être envisagées. On peut par exemple révéler rétrospectivement l’entité qui a fait l’objet de la description, et ainsi procéder à une affectation. Et on peut également à tout moment reformuler le thème-titre ou tout autre élément de la description, en le modifiant sensiblement.
b. Le propre du discours descriptif consiste à évoquer les parties ou les propriétés des entités référentielles. L’opération d’aspectualisation est donc à la base de l’expansion descriptive. Elle revient à présenter successivement les caractéristiques que l’on reconnaît au thème-titre ou à tout autre élément d’une description.
c. De plus, il arrive fréquemment que le thème-titre soit situé dans l’espace et dans le temps. Il est parfois aussi assimilé, par comparaison ou par métaphore, à d’autres entités référentielles. L’ensemble de ces opérations relèvent d’une procédure de mise en relation.
d. Enfin, l’opération de thématisation garantit au discours descriptif une expansion potentiellement infinie. En effet, comme le précise Adam (1993 : 15), “n’importe quel élément peut se trouver, à son tour, au point de départ d’une nouvelle procédure d’aspectualisation et/ou de mise en situation”.
L’articulation des opérations constitutives de la description donne une
idée claire des principes qui sous-tendent l’organisation de ce type de
discours, et qui sont à la base de sa hiérarchisation :
Figure 2 : Les opérations descriptives
d’après Adam (1993 : 115)
Bien que très sommairement présentée ici, cette définition offre l’avantage
de ramener à un nombre restreint d’opérations sémiotiques les principes qui
sont à la base des séquences descriptives, qu’elles soient élémentaires ou
complexes. De plus, ces catégories ancrent dans un ensemble homogène
d’informations référentielles les principes définitoires de ce type de
discours. En effet, la “superstructure” ci-dessus peut être ramenée à un
ensemble typifié d'opérations cognitives élémentaires : le thème-titre
renvoie à une entité conceptuelle dont les caractéristiques font l’objet de
dérivations particulières, spécifiées par la nature des opérations
descriptives. On peut donc considérer qu’à la différence des narrations,
sous-tendues par des représentations praxéologiques d’histoires, les discours
descriptifs portent sur des catégories conceptuelles, et ont pour propriété de
désigner les propriétés des lieux, des êtres ou de toute autre unité
référentielle pouvant faire l’objet d’une dérivation conceptuelle.
On aboutit ainsi à une définition de la description qui envisage ce type de
discours comme un segment textuel monologique ayant pour propriété
référentielle dominante celle de désigner, à travers les opérations spécifiques
que sont l’ancrage, l’aspectualisation, la mise en relation et la thématisation, les diverses
caractéristiques d’une entité conceptuelle.
2.3. La délibération
En dépit d’appellations variables (ex : discours théorique, explicatif,
argumentatif, informatif, etc.), le discours délibératif se trouve évoqué de
façon récurrente dans les différents modèles typologiques existants. Il paraît
dès lors nécessaire de lui accorder un statut typologique fort. Cependant,
alors qu’il est possible de saisir des configurations référentielles propres
aux narrations (2.1.) et aux descriptions (2.2.), il semble en revanche
difficile de ramener la diversité des discours délibératifs à un ensemble de
tels principes. En effet, contrairement aux autres types, le discours délibératif
ne semble pas générer d’attentes particulières relatives à des contenus
référentiels. De plus, les propriétés linguistiques parfois recensées pour en
saisir les spécificités s’avèrent en
réalité trop générales, et s’appliquent également à d’autres catégories
typologiques.
Pourtant, loin de remettre en question la validité d’une typologie fondée
partiellement sur des informations référentielles, ces particularités mettent
en évidence la grande neutralité des configurations délibératives. C’est pourquoi
il est nécessaire de définir ce type comme une sorte de “degré zéro” d’un
modèle typologique, correspondant à l’ensemble des productions discursives qui
échappent à la fois aux propriétés de la narration et à celles de la
description. Cette hypothèse d’un discours délibératif “par défaut” paraît
d’autant plus satisfaisante qu’elle contribue à apporter un éclairage nouveau
sur des éléments à la fois empiriques et théoriques. Premièrement,
l’établissement d’un type neutre, défini de manière négative, peut expliquer
pourquoi, du moins en contexte conversationnel, la grande majorité des
productions verbales relèvent précisément de ce type discursif. C’est en effet
seulement lorsque les contenus référentiels s’organisent de façon spécifique
que des entités textuelles prennent localement la forme d’un discours marqué
comme la narration ou la description. Par ailleurs, d’un point de vue plus
théorique, la définition par défaut offre l’avantage de rendre compte du fait
que l’ensemble des catégories typologiques ne présentent pas le même degré de
saillance. Adopter l’hypothèse d’un “degré zéro” revient ainsi à admettre que
le discours délibératif constitue une entité très peu saillante, et qu’il est
par conséquent préférable d’en décrire la neutralité plutôt que de tenter
désespérément de la ramener à un prototype illusoire.
3. Les types de discours dans un modèle de
l'organisation du discours
La typologie discursive présentée ci-dessus ne constitue qu'un exemple de
classement parmi les multiples possibilités qui ont été inventoriées ces
dernières années. Dans la mesure où elle n’envisage que trois catégories, cette
typologie peut cependant être considérée comme minimale à plusieurs égards.
Contrairement à l'approche que propose Adam (1992), le classement proposé ci-dessus
n’opère pas de distinction élémentaire entre l’explication et l’argumentation,
et n’accorde pas un statut typologique fort à plusieurs classes qu’il n’est pas
rare de voir évoquées chez d’autres auteurs. Par exemple, le “discours
poétique” n'est pas envisagé comme un type de discours particulier, puisque
celui-ci relève soit d’activités langagières qui se manifestent dans de
multiples genres (ex : le sonnet, le blason, la fable, le poème en prose,
etc.), soit d’une fonction générale de l’usage du langage - la fonction
poétique ou autotélique décrite par Jakobson (1963) - qui se trouve
potentiellement exprimée dans l’ensemble des productions discursives et qui,
par conséquent, ne renvoie pas à une infrastructure textuelle spécifique.
Quant au “discours procédural”, qui se manifeste principalement dans les
productions verbales à caractère prescriptif (ex : recettes de cuisine, modes
d’emploi, procédures, explications, etc.), il s’apparente clairement à un
sous-type de description bien étudié par Adam (1992) : la description
d’actions. Dans la mesure où sa configuration référentielle s’apparente à des
opérations d’aspectualisation d’un thème-tire par parties temporellement ordonnées, il faut bien admettre que le
discours procédural se ramène à un processus descriptif.
Enfin, à la différence d’un grand nombre d’auteurs (Adam 1992, Bronckart
1997), la typologie proposée par le modèle modulaire genevois ne ramène pas le
“discours dialogique” ou “interactif” à un type parmi d’autres. La régulation
des conversations renvoie en effet à des principes fondamentaux qui relèvent
d’une dimension élémentaire de l’organisation du discours - la dimension
hiérarchique – et non pas de la problématique de l'hétérogénéité
compositionnelle. Quant aux dialogues représentés, très fréquents aussi bien à
l’oral qu’à l’écrit, ils apparaissent comme consubstantiellement liés aux
discours narratif, descriptif ou délibératif qui les supportent, si bien qu’ils
ne peuvent être étudiés pour eux-mêmes que dans une démarche abstraite d’extraction,
justifiable par les besoins de l’analyse, mais qui ne légitime pas pour autant
la prise en compte d’une catégorie typologique supplémentaire.
En dépit de son petit nombre de catégories, la typologie définie sommairement
ci-dessus offre un certain nombre d’avantages, aussi bien méthodologiques,
empiriques que théoriques. Au plan méthodologique pour commencer, le classement
se fonde sur un ensemble stable de principes récursifs, et non pas, comme c’est
parfois le cas, sur des critères définitoires qui varient d’une catégorie à
l’autre. De manière récurrente, ce sont des informations référentielles et
textuelles qui permettent de définir l’ensemble des trois entités que sont la
narration, la description et la délibération. De plus, l’approche cognitive privilégiée
ici rend possible la prise en compte d’un vaste ensemble de réalités empiriques
et permet de surmonter de manière satisfaisante le problème de la variété des
productions discursives. En effet, les types de discours constituent des informations
schématiques abstraites qui spécifient les contours d’entités typifiantes
intériorisées par les locuteurs. Celles-ci peuvent s’appliquer selon des
modalités variables à la réalité des discours produits, allant de la
réalisation “prototypique” à des formes de manifestations plus inattendues.
Enfin, du fait qu’elle reconnaît pleinement la complexité inhérente à la notion
de type de discours, notamment en distinguant les informations référentielles
et textuelles qui la composent, la typologie présentée ici permet d’expliciter
d’un point de vue théorique ce que les types discursifs partagent avec d’autres
formes d’expression non langagières (une configuration référentielle
spécifique), et ce qui leur est propre (une configuration textuelle monologique
d’intervention).
Bien que sommaire et à certains égards programmatique, le parcours esquissé
dans ce chapitre aura permis de saisir l'importance de la notion de type
discursif dans un modèle général de l'organisation du discours, et plus
particulièrement dans la description des “infrastructures textuelles”.
Pourtant, si la définition des types apparaît comme une condition nécessaire à
l'étude de l'hétérogénéité compositionelle du discours, il importe de rappeler
qu'elle n'en constitue qu'une étape. En effet, décrire la possibilité pour des
productions verbales de combiner une multitude de fragments relevant de
configurations référentielles variables ne se ramène pas à l'identification de
types abstraits : elle implique de déterminer comment ces types de discours se manifestent
dans des séquences effectives, comment ces séquences se singularisent au plan
lexico-syntaxique par des effets argumentatifs, narratifs ou autotéliques,
comment elles s'imbriquent au plan textuel et enfin, comment elles répondent
aux propriétés des situations d'interaction dans lesquelles elles sont énoncées
(voir Filliettaz 1999 et Roulet, Filliettaz & Grobet 2001 : chap. 11). En
définitive, la problématique des types de discours illustre donc de manière
emblématique le caractère complexe des réalités discursives, et la nécessité
pour les analystes d'apporter des réponses méthodologiquement adaptées à une
telle complexité.
4. Literatur
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