Alcandre Ainsi de notre espoir la fortune se joue : tout s' élève ou s' abaisse au branle de sa roue ; et son ordre inégal, qui régit l' univers, au milieu du bonheur a ses plus grands revers. Pridamant Cette réflexion, mal propre pour un père, consoleroit peut-être une douleur légère ; mais après avoir vu mon fils assassiné, mes plaisirs foudroyés, mon espoir ruiné, j' aurois d' un si grand coup l' âme bien peu blessée, si de pareils discours m' entroient dans la pensée. Hélas ! Dans sa misère il ne pouvoit périr ; et son bonheur fatal lui seul l' a fait mourir. N' attendez pas de moi des plaintes davantage : la douleur qui se plaint cherche qu' on la soulage ; la mienne court après son déplorable sort. Adieu ; je vais mourir, puisque mon fils est mort. Alcandre D' un juste désespoir l' effort est légitime, et de le détourner je croirois faire un crime. Oui, suivez ce cher fils sans attendre à demain ; mais épargnez du moins ce coup à votre main ; laissez faire aux douleurs qui rongent vos entrailles, et pour les redoubler voyez ses funérailles. Pridamant Que vois-je ? Chez les morts compte-t-on de l' argent ? Alcandre Voyez si pas un d' eux s' y montre négligent. Pridamant Je vois Clindor ! Ah dieux ! Quelle étrange surprise ! Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse ! Quel charme en un moment étouffe leurs discords, pour assembler ainsi les vivants et les morts ? Alcandre Ainsi tous les acteurs d' une troupe comique, leur poëme récité, partagent leur pratique : l' un tue, et l' autre meurt, l' autre vous fait pitié ; mais la scène préside à leur inimitié. Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles, et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles, le traître et le trahi, le mort et le vivant, se trouvent à la fin amis comme devant. Votre fils et son train ont bien su, par leur fuite, d' un père et d' un prévôt éviter la poursuite ; mais tombant dans les mains de la nécessité, ils ont pris le théâtre en cette extrémité. Pridamant Mon fils comédien ! Alcandre D' un art si difficile tous les quatre, au besoin, ont fait un doux asile ; et depuis sa prison, ce que vous avez vu, son adultère amour, son trépas imprévu, n' est que la triste fin d' une pièce tragique qu' il expose aujourd' hui sur la scène publique, par où ses compagnons en ce noble métier ravissent à Paris un peuple tout entier. Le gain leur en demeure, et ce grand équipage, dont je vous ai fait voir le superbe étalage, est bien à votre fils, mais non pour s' en parer qu' alors que sur la scène il se fait admirer. Pridamant J' ai pris sa mort pour vraie, et ce n' étoit que feinte mais je trouve partout mêmes sujets de plainte. Est-ce là cette gloire, et ce haut rang d' honneur où le devoit monter l' excès de son bonheur ? Alcandre Cessez de vous en plaindre. à présent le théâtre est en un point si haut que chacun l' idolâtre, et ce que votre temps voyoit avec mépris est aujourd' hui l' amour de tous les bons esprits, l' entretien de Paris, le souhait des provinces, le divertissement le plus doux de nos princes, les délices du peuple, et le plaisir des grands : il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ; et ceux dont nous voyons la sagesse profonde par ses illustres soins conserver tout le monde, trouvent dans les douceurs d' un spectacle si beau de quoi se délasser d' un si pesant fardeau. Même notre grand roi, ce foudre de la guerre, dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre, le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois prêter l' oeil et l' oreille au théâtre françois : c' est là que le Parnasse étale ses merveilles ; les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles ; et tous ceux qu' Apollon voit d' un meilleur regard de leurs doctes travaux lui donnent quelque part. D' ailleurs, si par les biens on prise les personnes, le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes ; et votre fils rencontre en un métier si doux plus d' accommodement qu' il n' eût trouvé chez vous. Défaites-vous enfin de cette erreur commune, Pridamant Je n' ose plus m' en plaindre, et vois trop de combien le métier qu' il a pris est meilleur que le mien. Il est vrai que d' abord mon âme s' est émue : j' ai cru la comédie au point où je l' ai vue ; j' en ignorois l' éclat, l' utilité, l' appas, et la blâmois ainsi, ne la connoissant pas ; mais depuis vos discours mon coeur plein d' allégresse a banni cette erreur avecque sa tristesse. Clindor a trop bien fait. Alcandre N' en croyez que vos yeux. Pridamnt Demain, pour ce sujet, j' abandonne ces lieux ; je vole vers Paris. Cependant, grand Alcandre, quelles grâces ici ne vous dois-je point rendre ? Alcandre Servir les gens d' honneur est mon plus grand desir : j' ai pris ma récompense en vous faisant plaisir. Adieu : je suis content, puisque je vous vois l' être. Pridamant Un si rare bienfait ne se peut reconnoître : mais, grand mage, du moins croyez qu' à l' avenir mon âme en gardera l' éternel souvenir. |