Le 20 Février 2009, jour pour jour, cela fera cent ans qu'apparaissait à la une du Figaro le Manifeste du Futurisme de Marinetti. La violence de la foi mais aussi la foi en la violence futuriste déchaînèrent globalement, telle une digue qui rompt, un torrent d'adhésion de-ci de-là qui n'augurait que très peu, à dire vrai, de l'épilogue que nous lui connaissons. Le ton étant donné, divers manifestes et proclamations se firent jour dans une célérité qui n'eut d'égale que leur même fugacité. Fugacité non pas en termes d'estompement définitif dans le temps, mais surtout au sens de l'étiolement de leur intensité première ainsi que de l'adhésion que de tels mouvements suscitèrent. Il est en fait incontestable que l'héritage multiple de ces événements culturels-là à la postérité immédiate et contemporaine pèse de tout son poids, au point qu'il est presqu'impossible de se livrer à un exercice de dissociation de l'avant-gardiste du proprement contemporain, comme si le « contemporain » pouvait, par un processus indescriptible se « purifier » des contingences qui justement font de lui ce qu'il est : un agrégat des neiges d'antan et d'aujourd'hui.
Notre intention est juste de souligner ici l'ambigüité majeure qui caractérise le concept et le vécu de la modernité. Comment doser, en effet, la part de la mutabilité fatale, de l'inéluctable dialectique moderne (gouts, idéaux, cosmovisions, illusions, aspirations, imprévisibilités etc.), et du socle nécessaire d'une certaine tradition dont a besoin toute époque pour se poser, voilà à notre sens toute la question. En d'autres termes, on se demande comment l'idéal sans cesse novateur d'une modernité, perçue dans son sillage originel, peut en même temps être « aspiration à » et « état de ». Octavio Paz y répond d'une manière qui nous semble digne d'intérêt : la modernité entendue comme tradition de la rupture et non plus comme simple rupture avec la tradition ne s'affirme que dans son propre questionnement. Car dépasser la tradition signifie rompre, peu ou prou, avec elle. Bousculer de vieilles habitudes, leur substituer de nouvelles avec ce que cela comporte de passions, fusions et confusions, n'est pas seulement se projeter dans la « nouveauté ». C'est se soumettre soi-même à une dynamique de questionnement implacable qui proclamera, à sa façon, notre propre caducité. En d'autres termes, si les regards de l'imaginaire à un moment de l'histoire se sont résolument tournés vers une sensibilité étrange : charmes de la marginalité bohémienne, curieuses muses baudelairiennes, bizarreries rimbaldiennes, « émanations mortelles » lautréamoniennes, aimantation de l'inconscient freudien, extase de la surréalité bretonienne, boulevards ensoleillés de l'irrationnel etc., il ne serait guère surprenant que ces mêmes archétypes soient, demain, rejetés au profit de ceux-là même auxquels ils se substituèrent naguère. La modernité ne serait donc point vécue, de ce point de vue comme simple tension vers un avenir sans cesse prometteur d'originalités nouvelles - j'assume la redondance - mais, plutôt, comme une incessante quête de rupture d'abord en elle-même en tant qu'idéal devenu obsolète. Cette obsolescence serait avant tout la crise à dépasser et non pas le constat d'un désir d'aller toujours plus en avant dans la totale indifférence d'un état actuel par quoi se définit la culture ambiante. Mouvement dialectique donc par définition, il ne saurait y avoir de modernité assise pour ainsi dire sur le fauteuil immobile de ses lauriers, mais, plutôt, une sorte de phénix conjectural qui toujours renaît de ses cendres.